En cette période où la littérature a de plus en plus tendance à se conformer à des modes où l’appel du narcissisme et de la civilisation matérielle sont prégnants, on pourrait penser que peu de place reste pour les poètes et romanciers épris de l’aspect spirituel. Ecrivains qui, à force de se mesurer aux dérives consuméristes sont partis- sur les routes- en quête de quiétude et clamant ainsi leur inadaptation à un certain système social.
Une de ces figures est Jack Kerouac dont on vient de publier un ouvrage posthume Wake up qu’il destinait à la vulgarisation de la sagesse bouddhique. Le livre, écrit il y a cinquante ans, n’avait pas trouvé éditeur. L’auteur du légendaire Sur la Route (1957), n’avait pas alors atteint la célébrité. Une célébrité qui ne tardera pas à venir mais qui ne comblera jamais ce désir d’absolu et de transcendance qui s’ « avérera funeste ».
C’est à cet écrivain figure de proue de la Beat Generation avec Allen Ginsberg, Gregory Corso et William S. Burroughs, que Yves Buin, psychiatre, écrivain et critique de jazz, dédie un volume de la collection Folio-biographies tout simplement intitulé Kerouac. 350 pages pour dire, combien pour cet écrivain héritier de la grande tradition épique américaine, la vie, l’expérience charnelle et spirituelle du quotidien-dont il fallait débusquer ou inventer les aspects mythiques- allait de pair avec la littérature. Une littérature dont le phrasé devait reproduire le rythme des pulsions du monde qu’il disait retrouver dans la « respiration essentielle » dicible dans le souffle de son idole Charlie Parker. De l’écriture comme ascèse et comme recherche d’une « vision nouvelle, rimbaldienne », donc proche de la voyance.
Fortement influencé par le jazz, Kerouac se définira comme dépositaire de cette « forme sauvage, libre et improbable » sur laquelle ouvre l’improvisation. Il écrit d’ailleurs « Mexico City Blues » un recueil de courts poèmes où il essaie de reproduire le souffle tellurique, le beat du jazz.
Voyages, rituels, dérèglements des sens étaient au menu d’une vie vouée à l’art et faite œuvre d’art. Une vie d’excès qui, paradoxalement, allaient de pair avec une recherche de la quiètude et de la paix intérieure. La Beat Generation, dans son refus épidermique de toute forme d’aliénation, n’exprimait-elle pas, avant de faire école (avec des thèmes et un style de prédilection), les errements d’une société et d’un mode de vie qui s’est détourné de ce que ces enfants terribles de la littérature américaine considéraient comme l’essence de l’homme : une quête de la sagesse et de l’amour universelle. « Paix à vous et soyez doux », écrit Kerouac dans ce qui peut sembler une brève introduction à sa démarche qui était, selon Buin, « un appel à la pure et intransigeante aventure individuelle ». Car ce « vagabond solitaire » restera en dehors de la dynamique engagée et militante qui n’a pas tardé à rattraper une geste qui ne voulait exprimer, tout d’abord, que la force de la vie. L’apolitisme de Kerouac l’éloignera de Ginsberg, véritable tête pensante de la bande qui, en publiant Howl en 1966, un rugissement poétique d’une exceptionnelle beauté et d’une densité rare, posera le manifeste de ce mouvement qui se voulait témoin du déclin spirituel de l’Empire qui s’est fourvoyé loin de l’authenticité.
Mais à lire Kerouac et ses compagnons, on se rend compte combien cet aspect métaphysique de l’expérience s’exprimait différemment chez les trois écrivains fondateurs. L’expérience spirituelle, et aussi libératrice qu’elle puisse être, s’est confondue, et c’est là une lecture très personnelle de Kerouac, avec un aspect hédoniste. Burroughs lui, s’est fait critique acerbe du système appréhendé comme une totalité, la transcendance ne formant pas chez lui une issue alors que chez Ginsberg, sociologue qui veut « tâter du système », le partage communautaire et l’illumination collective sont des données de l’émancipation. C’est ce dernier qui fera la carrière la plus « sage » et relativement conventionnelle d’écrivain adulé et apprécié dans les universités. Burroughs, tue sa femme par accident, et sombre dans la paranoïa et Kerouac, atteint d’une thrombophlébite aigüe, se débat avec ses démons et éprouve du mal à s’en défaire.
Il multiplie les errances qui le mènent à Mexico, à Tanger et à Paris, et qui sont, écrit Buin, une suite de rendez-vous manqués. Kerouac, quand viendra l’heure du ressassement, n’essaiera jamais d’escamoter cette amertume. Il écrit à propos de son voyage en France « Paris, un coup de poignard dans le cœur tout compte fait ».
Le même constat suivra son expérience d’ermitage bouddhique dont il rapporte les épisodes dans plusieurs de ses écrits dont Les anges de la désolation.
Kerouac sombre, mais sa déchéance n’est que physique. « Sa capacité à écrire inlassablement, à lutter ainsi contre l’anéantissement, compensent un temps, les stigmates d’un déclin qui est là, inexorable » écrit Buin. Son mysticisme l’aidera aussi à tenir puisqu’il y trouve une certaine rigueur qui contrebalance les excès qui vont pourtant le condamner.
Timide et méfiant, ce qui le rendait souvent agressif, Kerouac est peu à l’aise face aux médias qui l’encensent puis l’éreintent. On le traite de « porte parole des rebuts ». Et cela exacerbe la crainte de l’écrivain qui au sommet de sa gloire, et la frénésie de la route derrière lui, retombe dans le giron de sa mère qui prend en quelque sorte le contrôle de sa vie. Elle congédie ses amis « turbulents », l’oblige à écrire des articles alimentaires alors que l’alcoolisme le range…
Le succès de Sur la route est très mal géré. Kerouac a du mal à écrire et se contente de publier les écrits de ce que Buin appelle les « années d’anonymat ». Vers 1960, Kerouac n’a même pas quarante ans, sa carrière est derrière lui…
A bout, Kerouac s’isole dans une démarche qui a « tous les stigmates d’un retrait du monde douloureux marqué d’invectives, de malentendus, de rétrécissement de l’espace social et de la communication ». Il meurt à 47 ans indifférent aux remous qu’il a causés, à Woodstock où les jeunes le vénèrent et à sa gloire qui est, malgré toutes ses « vanités », en train de s’écrire pour en faire l’un des écrivains américains les plus influents de vingtième siècle.
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