octobre 2010.

octobre 2010.
Master Class Yousri Nasrallah et Tarek Ben Chaabane

dimanche 2 mars 2014

Jim Jarmusch, l'errance désabusée...

"Chacun de nous est une planète tournant vers l'extase..."


Alors que d’autres se seraient engouffrés dans la brèche du succès glané par leur œuvre précédente, certains artistes préfèrent continuer malgré la tentation de la popularité à fouiller dans les possibilités et dans le potentiel expressif de l’art. Ou peut-être sont-ils en quête d’un accomplissement spirituel ou intellectuel (souvent le premier plus que le second) qui les pousse, à chaque fois, plus loin sur des routes semées d’incertitudes. C’est là que leur savoir-faire et leur authenticité leur servent de boussole…
C’est le visionnage du dernier film de Jim Jarmusch, The Limits of control, un faux thriller existentialiste, qui nous a inspiré ces quelques lignes d’introduction, il est vrai, un peu lyriques et franchement admiratives. Un film qui s’ouvre sur cette citation du bateau ivre d’Arthur Rimbaud : « Comme je descendais des fleuves impassibles, je ne me sentais plus guidé par les haleurs »
Citation qui signe le retour du cinéaste parmi les « voyants » ?
Car après le succès populaire de Broken Flowers avec Bill Murray et Sharon Stone, le cinéaste emblématique de l’underground, aurait pu être tenté par la veine commerciale, tant il a démontré qu’il pouvait jouer de l’émotion…
Mais le cinéaste New yorkais, épigone de l’écrivain beat Jack Kerouac, du cinéaste Nicholas Ray dont il a été l’assistant et bien sûr de John Cassavetes, a su garder ses relents rebelles restant ainsi au plus près de la culture indépendante et alternative revendiquant un avant-gardisme apolitique mais subversif dans ses formes et ses propositions artistiques. L’univers de Jarmusch est parsemé de références qui vont des arts plastiques (essentiellement la photographie et Robert Frank tout particulièrement ) , aux grands noms de la modernité ou de la postmodernité littéraire ( William Faulkner, André Breton ou W.S. Burroughs par exemple) ou cinématographique ( Antonioni ou Oshida) et aux musiciens proches de la Factory d’Andy Warrhol ( Patti Smith, les Talking Heads, Télévision…). Ce sont eux qui composent les références récurrentes de la marque Jarmuschienne.
La plupart des films de l’auteur sont d’ailleurs des hommages purs à la culture rock, en ce qu’elle a décalé, et de poétique, ou de la rock attitude comme manière d’habiter le monde.

Year of the horse, réalisé en 1997, est un portrait de l’immense Neil Young, figure titulaire du mouvement hippie. Mystery train ( 1989) est un film où les sketchs sont autant de variations sur le thème de la fascination et de la désillusion face aux figures mythiques. Ici c’est la rencontre avec un lieu, Memphis, Tennessee ( où se fera la synthèse du blues et du country) et le Studio Sun qui est la destination de la quête des « héros » de ce triptyque . Plusieurs musiciens sont d’ailleurs engagés par Jarmusch pour camper les rôles principaux : Iggy Pop, Tom Waits, The White Stripes, Joy Strummer ( ex The Clash), Screamin’ Jay Hawkins et bien sûr l’expérimentateur Jazz-pop John Lurie, héros taciturne et paumé du magnifique Stranger Than Paradise réalisé en 1984 ( caméra d’or à Cannes ). Ce film est un hommage au mentor Wim Wenders. Certaines atmosphères et tonalités rappellent l’univers poétique de certains chefs d’œuvre comme Alice dans les villes ou Au fil du temps. Stranger than paradise raconte les déambulations désabusées et mélancoliques d’un trio dans une Amérique filmée comme une grande étendue désertique où le voyage dément l’image de l’ailleurs rêvé et devient une expérience de radicalisation de l’étrangeté des personnages. Ces derniers finissant parfois par ressembler à des somnambules débarqués d’un anti-récit beckettien.
Décalage qui n’est pas surprenant pour un cinéaste qui se définit comme un artisan, faisant, selon son producteur, des « garage films » en référence aux groupes rock amateurs et naïfs répétant dans les garages, Jarmusch ne cesse de répéter « je ne suis pas intéressé par les valeurs allant de soi ». Bienvenue au royaume des marginaux magnifiques et des fables- minimales- et erratiques.
Après s’être intéressé – sans en donner l’air- à la spiritualité indienne, dans Dead Man (1995), et japonaise, avec Ghost Dog, la voie du samouraï ( 1999), voilà qu’il atteint dans son dernier film The limits of control, l’épure bouddhiste, avec un personnage principal qui mène une vie on ne peut plus monacale sous le signe du Zen.
Dans ce dixième long métrage de Jarmusch, un homme se déplace de ville en village perdu dans une Espagne presque tout le temps ensoleillée. Il ne dit mot, silencieux et solitaire comme un pèlerin de l’âme. Il se nourrit de café selon un rituel qui confine à l’obsession ( deux espresso dans deux tasses séparées) , fait ses exercices de Tai-chi et rien ne semble pouvoir le détourner de cette solitude ascétique ni de son objectif que deux drôles de zèbres lui assignent dans des aphorismes troublants et obscurs…
Le voyageur anonyme (« Lone man », joué par Un Isaac de Bankolé  magistral), rencontre à la terrasse de cafés des personnages plutôt volubiles qui s’adressent à lui en arabe, espagnol etc (lui qui ne comprend ni l’une ni l’autre langue), et qui l’entretiennent de peinture, de molécules, de cinéma (« j’aime bien les films où les gens sont juste assis sans rien dire ») et qui, avant de partir, échangent avec lui des petits bouts de papiers cachés dans des boîtes d’allumettes, avec le dessin d’un boxeur, sur lesquelles sont griffonnés des codes secrets. Parmi les phrases lancées par ces étranges « contacts » : « La vie ne vaut rien », « Les soufis disent : chacun de nous est une planète tournant vers l’extase » ( on doit cette phrase à l’actrice japonaise Youki Kudoh), « celui qui se croit plus grand que les autres doit aller dans les cimetières ( une phrase qui prend un sens particulier quand elle est prononcée en arabe par l’actrice palestinienne Hiam Abbas) ou « pour moi le reflet est plus présent que la chose reflétée », « la réalité est arbitraire », « tout est subjectif »…
Tout ce mystère se dénoue à la fin du film où la scénarisation et la mise en scène minimalistes (portée par les images de Christopher Doyle) trouvent tout leur sens. Le rébus mis en place se solutionne et Jim Jarmusch livre sa lecture acerbe, mais distante, d’un monde où la technologie est devenue omniprésente. « Lone Man » se trouvant face à l’américain qui « contrôle » tant de transactions à partir d’un bunker planté dans le désert espagnol…
Certains critiques ont vu dans ce film, qui a reçu par ailleurs un accueil très mitigé, l’allégorie du parcours solitaire d’un cinéaste isolé au sein de l’industrie de plus en plus « technologique » et de moins en moins « imaginative ».
Je pense que l’hypothèse tient la route. Car pareil à son personnage taiseux dont les relais essaient d’interpréter la démarche, Jarmusch s’est construit de film en film un groupe de fidèles exégètes. Cela ne l’empêche pas d’avoir à chaque fois à affronter l’industrie qui réduit le cinéma à un commerce…
Jarmusch dans ses rêveries douces et narquoises n’aime vraiment pas les valeurs évidentes…

Kerouac, l'ange vagabond.




En cette période où la littérature a de plus en plus tendance à se conformer à des modes où l’appel du narcissisme et de la civilisation matérielle sont prégnants, on pourrait penser que peu de place reste pour les poètes et romanciers épris de l’aspect spirituel. Ecrivains qui, à force de se mesurer aux dérives consuméristes sont partis- sur les routes- en quête de quiétude et clamant ainsi leur inadaptation à un certain système social.

Une de ces figures est Jack Kerouac dont on vient de publier un ouvrage posthume Wake up qu’il destinait à la vulgarisation de la sagesse bouddhique. Le livre, écrit il y a cinquante ans, n’avait pas trouvé éditeur. L’auteur du légendaire Sur la Route (1957), n’avait pas alors atteint la célébrité. Une célébrité qui ne tardera pas à venir mais qui ne comblera jamais ce désir d’absolu et de transcendance qui s’ « avérera funeste ».
C’est à cet écrivain figure de proue de la Beat Generation avec Allen Ginsberg, Gregory Corso et William S. Burroughs, que Yves Buin, psychiatre, écrivain et critique de jazz, dédie un volume de la collection Folio-biographies tout simplement intitulé Kerouac. 350 pages pour dire, combien pour cet écrivain héritier de la grande tradition épique américaine, la vie, l’expérience charnelle et spirituelle du quotidien-dont il fallait débusquer ou inventer les aspects mythiques- allait de pair avec la littérature. Une littérature dont le phrasé devait reproduire le rythme des pulsions du monde qu’il disait retrouver dans la « respiration essentielle » dicible dans le souffle de son idole Charlie Parker. De l’écriture comme ascèse et comme recherche d’une « vision nouvelle, rimbaldienne », donc proche de la voyance.

Fortement influencé par le jazz, Kerouac se définira comme dépositaire de cette « forme sauvage, libre et improbable » sur laquelle ouvre l’improvisation. Il écrit d’ailleurs « Mexico City Blues » un recueil de courts poèmes où il essaie de reproduire le souffle tellurique, le beat du jazz.
Voyages, rituels, dérèglements des sens étaient au menu d’une vie vouée à l’art et faite œuvre d’art. Une vie d’excès qui, paradoxalement, allaient de pair avec une recherche de la quiètude et de la paix intérieure. La Beat Generation, dans son refus épidermique de toute forme d’aliénation, n’exprimait-elle pas, avant de faire école (avec des thèmes et un style de prédilection), les errements d’une société et d’un mode de vie qui s’est détourné de ce que ces enfants terribles de la littérature américaine considéraient comme l’essence de l’homme : une quête de la sagesse et de l’amour universelle. « Paix à vous et soyez doux », écrit Kerouac dans ce qui peut sembler une brève introduction à sa démarche qui était, selon Buin, « un appel à la pure et intransigeante aventure individuelle ». Car ce « vagabond solitaire » restera en dehors de la dynamique engagée et militante qui n’a pas tardé à rattraper une geste qui ne voulait exprimer, tout d’abord, que la force de la vie. L’apolitisme de Kerouac l’éloignera de Ginsberg, véritable tête pensante de la bande qui, en publiant Howl en 1966, un rugissement poétique d’une exceptionnelle beauté et d’une densité rare, posera le manifeste de ce mouvement qui se voulait témoin du déclin spirituel de l’Empire qui s’est fourvoyé loin de l’authenticité.
Mais à lire Kerouac et ses compagnons, on se rend compte combien cet aspect métaphysique de l’expérience s’exprimait différemment chez les trois écrivains fondateurs. L’expérience spirituelle, et aussi libératrice qu’elle puisse être, s’est confondue, et c’est là une lecture très personnelle de Kerouac, avec un aspect hédoniste. Burroughs lui, s’est fait critique acerbe du système appréhendé comme une totalité, la transcendance ne formant pas chez lui une issue alors que chez Ginsberg, sociologue qui veut « tâter du système », le partage communautaire et l’illumination collective sont des données de l’émancipation. C’est ce dernier qui fera la carrière la plus « sage » et relativement conventionnelle d’écrivain adulé et apprécié dans les universités. Burroughs, tue sa femme par accident, et sombre dans la paranoïa et Kerouac, atteint d’une thrombophlébite aigüe, se débat avec ses démons et éprouve du mal à s’en défaire.
Il multiplie les errances qui le mènent à Mexico, à Tanger et à Paris, et qui sont, écrit Buin, une suite de rendez-vous manqués. Kerouac, quand viendra l’heure du ressassement, n’essaiera jamais d’escamoter cette amertume. Il écrit à propos de son voyage en France « Paris, un coup de poignard dans le cœur tout compte fait ».
Le même constat suivra son expérience d’ermitage bouddhique dont il rapporte les épisodes dans plusieurs de ses écrits dont Les anges de la désolation.
Kerouac sombre, mais sa déchéance n’est que physique. « Sa capacité à écrire inlassablement, à lutter ainsi contre l’anéantissement, compensent un temps, les stigmates d’un déclin qui est là, inexorable » écrit Buin. Son mysticisme l’aidera aussi à tenir puisqu’il y trouve une certaine rigueur qui contrebalance les excès qui vont pourtant le condamner.
Timide et méfiant, ce qui le rendait souvent agressif, Kerouac est peu à l’aise face aux médias qui l’encensent puis l’éreintent. On le traite de « porte parole des rebuts ». Et cela exacerbe la crainte de l’écrivain qui au sommet de sa gloire, et la frénésie de la route derrière lui, retombe dans le giron de sa mère qui prend en quelque sorte le contrôle de sa vie. Elle congédie ses amis « turbulents », l’oblige à écrire des articles alimentaires alors que l’alcoolisme le range…
Le succès de Sur la route est très mal géré. Kerouac a du mal à écrire et se contente de publier les écrits de ce que Buin appelle les « années d’anonymat ». Vers 1960, Kerouac n’a même pas quarante ans, sa carrière est derrière lui…
A bout, Kerouac s’isole dans une démarche qui a « tous les stigmates d’un retrait du monde douloureux marqué d’invectives, de malentendus, de rétrécissement de l’espace social et de la communication ». Il meurt à 47 ans indifférent aux remous qu’il a causés, à Woodstock où les jeunes le vénèrent et à sa gloire qui est, malgré toutes ses « vanités », en train de s’écrire pour en faire l’un des écrivains américains les plus influents de vingtième siècle.